« Connemara » : Le cap de la quarantaine (bien) vu par Nicolas Mathieu
Marceline Bodier, bookstagrameuse et contributrice du groupe de lecture 20 Minutes Livres, vous recommande Connemara de Nicolas Mathieu, paru le 2 février 2022 aux Éditions Actes Sud.
Sa citation préférée :
C’étaient des mains d’un autre temps, qui avaient eu cet emploi antique de la terre, et semblaient incongrues dans la civilisation des écrans et des sensibilités épidermiques.
Pourquoi ce livre ?
Parce que c’est une histoire simple : ado, quand Hélène était la première de la classe, elle était promise à une belle ascension sociale, mais les garçons ne la regardaient pas. Au même moment, Christophe était la vedette du club de hockey sur glace de leur petite ville : « ce que tout le monde attendait, qu’un enfant du pays se distingue, qu’il soit jeune, beau et doué ». Aujourd’hui, ils ont presque 40 ans. La vie a tenu plus de promesses pour elle que pour lui, mais l’a aussi poussée au burn-out et au retour au pays. Ados, ils étaient inaccessibles l’un à l’autre. Et aujourd’hui ?Parce que c’est un excellent roman sociologique, qui observe très finement les minuscules signes auxquels nous reconnaissons que nous ne sommes pas à notre place – étant entendu que « notre » place existe. Hélène est une élève brillante, qui croit aller au bout d’un rêve professionnel et choisit un cabinet dont elle découvre avec stupeur que ses consultants sont considérés « comme les beaufs de la profession ». Et pourquoi ne l’avait-elle pas perçu, si ce n’est parce qu’elle avait jugé son employeur à l’aune de sa classe sociale ?Parce que c’est aussi un excellent roman psychologique. Oh, bien sûr, la psychologie en prend pour son grade : untel la « laisse […] aux approximatifs » ; les cabinets de consultants utilisent « toute cette psychologie tragique faite de lieux communs et de sommaire manipulation qui tient lieu de science dans les hauts lieux de la décision ». Mais depuis du Bellay, c’est aussi le meilleur texte sur les personnages qui deviennent ce qu’ils sont en revenant dans leur village après un long voyage, et depuis l’Irvin Yalom de Et Nietzsche a pleuré, le meilleur roman sur la crise du milieu de vie.Parce que les femmes sont des personnages aussi forts que les hommes, tout en étant susceptibles de se voir écarter sur le premier prétexte qui n’aurait jamais été évoqué pour un homme. Mais Nicolas Mathieu montre les révoltes intimes derrière les apparences. Ainsi, Hélène est une femme qui prend sa liberté derrière les conventions. Mais au XIXe siècle, ce que Flaubert montrait derrière les apparences, c’était le désespoir ; aujourd’hui, ce que Nicolas Mathieu montre, c’est la colère d’Hélène quand elle songe que son amant, lui, « ne s’est jamais demandé s’il était baisable ou quoi ».Parce que la construction est magistrale : on lit une histoire qui se déroule sur plusieurs décennies, mais pourtant, son sujet central, ce sont six mois de la vie de Christophe et Hélène. Et pas n’importe lesquels : le roman se finit le dimanche 7 mai 2017… jour de l’élection d’Emmanuel Macron. On a beaucoup demandé à Nicolas Mathieu quel était le lien entre les gilets jaunes et les ouvriers de Leurs enfants après eux. Cette fois, le lien clairement amené, c’est celui qui existe entre les consultants de Connemara et la société civile qui a rejoint En Marche.Parce que ce contexte reste un contexte : le sujet du livre n’est pas cette élection. Il est tout au plus celui de personnages qui, comme nous, ont vécu ce moment, et dont une partie vit dans un milieu qui a vu dans En Marche une occasion historique de prendre le pouvoir avant 40 ans (je vous recommande toutefois la lecture des pages où une jeune stagiaire se dresse en travers de leur route). Mais en 2022, comment ne pas entendre l’angoissante résonance de la novlangue des consultants lorsqu’ils disent « Un client ça vit dans la crainte et ça se cherche un maître pour se rassurer » ?
L’essentiel en 2 minutes
L’intrigue. Connemara, c’est l’abord de la quarantaine de la génération qu’on a connue ado dans les années 1990 de Leurs enfants après eux. Mélancolie de l’idée que « l’adolescence est un assassinat prémédité de longue date » et que « le cadavre de leur famille telle qu’elle fut gît déjà sur le bord du chemin »…
Les personnages. Les personnages ne sont pas là pour vivre des destins qui nous consolent des nôtres, mais des destins qui appuient là où les nôtres font mal. Nous avons tous un jour détesté « quand les adultes [nous] regardent comme si [nous étions] leur propre jeunesse »… Jusqu’au jour où les adultes, c’est nous.
Les lieux. Le Connemara, tout le monde le sait, c’est une « terre brûlée au vent des landes de pierre ». Mais de quelle terre brûlée parle-t-on, sinon de celle des Vosges ? « Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d’ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s’en tenir ».
L’époque. Le roman se déroule sur six mois entre 2016 et 2017, mais aussi et surtout, sur les quarante ans qui ont précédé, autour du point fixe dans nos esprits qu’est notre jeunesse. Avec, de nouveau, la mélancolie du destin des enfants qui finissent toujours par grandir et prendre notre place.
Click Here: Adidas Sale Shoes
L’auteur. Une semaine après le nouveau Pierre Lemaitre, Goncourt 2013 et héritier de Balzac, voici le nouveau Nicolas Mathieu, Goncourt 2018 et héritier de Flaubert. La littérature contemporaine française se porte bien, merci !
Ce livre a été lu avec le sentiment que l’auteur parle de nous de manière intime, jusque dans son évocation de la chanson qui donne son titre au livre : « … on l’avait entendue mille fois cette chanson […] grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier ». Pour le lecteur, un long frisson.
Vous voulez nous recommander un livre qui vous a particulièrement plu ? Rejoignez notre communauté en cliquant ici
20 Minutes de contexte
Une partie des liens de cet article sont sponsorisés. A chaque fois que vous achetez un livre via l’un d’entre eux, nous touchons une commission qui nous aide à payer nos factures. Pour éviter tout conflit d’intérêts, nous avons adopté la méthode suivante:
1. Les contributeurs de la rubrique choisissent leurs livres, réalisent leurs fiches et leur critique en toute indépendance, sans se soucier des liens éventuels qui seront ajoutés.
2. Les liens sont ajoutés a posteriori, à chaque fois que nous trouvons le produit recommandé sur une de nos plateformes partenaires.
Merci d’avance à tous ceux qui cliqueront !